jeudi 10 août 2023

La Trucha - encore un 8c au taquet

Le secteur foz de canal à Bielsa

La grimpe a cela de magique qu'en peu de temps, une voie qu'on ignorait totalement peut devenir un enjeu prenant des proportions exagérées. Un spot - Bielsa - qu'on ne connaît pas et où on se retrouve presque par hasard. Un premier devis dans l'une des voies phares du site, le 8c+ de kif kif demain : inaccessible pour mes petits biceps. Même si on est côté Espagnol les cotations ne sentent pas trop le sud. La faute à des dégradations d'un rocher très beau mais assez fragile, sans révision de la cotation ? Ou à un manque de patate ?

6c et 7a de droite

Descendre de 2 crans (à 8b+) serait petit joueur, allons donc voir juste un cran plus bas dans "la Trucha", puisque c'est le seul 8c du site d'après mon topo incomplet. Qu'on pourrait penser abordable puisque la FA a été proposée à 8b+ par Manu Lopez - grosse erreur ! Montée pénible mouvement par mouvement. On repasse dans le domaine du réaliste, mais au premier abord ce n'est pas jouable pour un court séjour loin de la maison. Qu'à cela ne tienne : c'est le 2ème jour de suite, ce n'est pas calé, il fait chaud... et puis il faut être ambitieux dans la vie : marre des croix faciles à la séance, qui font certes forcer et flattent l'ego, mais où le risque d'échec est limité. 

Quelle que soit la cotation annoncée, je sens que c'est une voie à ma limite. Elle est très belle malgré quelques renforcements qui étaient nécessaires, et très intéressante par la variété et l'exigence de la grimpe proposée : une section raide très résistante au début, limite bloc, puis un repos moyen avec le bord du genou sur une fine colonnette qui sonne creux, où je suis crispé par peur de tout arracher. Ensuite vient une section léger dévers à nouveau résistante de 15 à 20 mouvements sur de magnifiques réglettes plates et des petites colos à pincer. Il y a également un trou dans cette section, un bi certes très douloureux et trop petit pour mes doigts, obligeant à y vriller les deux derniers, mais on lui pardonne car il est entièrement naturel et vient compléter la panoplie des préhensions dans cette section. Après, on ne doit plus tomber mais il reste tout de même une quinzaine de mètres où il faut bien grimper, pour un total d'environ 35 mètres.


Après ce repérage, les vacances se poursuivent ailleurs avant de revenir une semaine plus tard. Pour cette 2ème séance dans la voie il fait toujours chaud. Les conditions sont délicates, le bon créneau assez étroit : le soleil arrive autour de 14h et même avant de toucher la paroi il réchauffe fortement en rayonnant au sol ; rien ne sert pour autant de se lever aux aurores car avant 11h il n'y a pas du tout de vent. 

La première section ne passe pas dans l'enchaînement. Un bidoigt récalcitrant - un autre, pas celui du haut - est difficile à valoriser, il nous éjecte lors du grand mouvement jusqu'à la prise suivante s'il n'a pas été bien verrouillé. Je ne passe ce mouvement qu'une seule fois en partant du sol, pour tomber juste au dessus dans le "vrai" crux. On est loin de la perspective de l'enchaînement et la question se pose d'abandonner. Il y a tellement d'autres voies magnifiques à côté, des "dures mais pas trop". Je suis sur le point de lâcher l'affaire quand j'arrive à enchaîner la fin de la section du bas jusqu'au repos, en partant juste après le bidoigt.

Lendemain, 3ème séance. Je tombe de nouveau avec le bidoigt. Frustration à quelques mètres du sol seulement. Enervé, je finis par passer, mais je tombe en résistance avant le repos. Le majeur est steaké par le bidoigt. Abandonner ? Je strappe, cela permet de grimper mais impossible pour autant de reprendre le bidoigt avec majeur et annulaire : la douleur de l'appui au même endroit est insurmontable. Tentative avec l'index et le majeur à la place. Plus dur mais possible. Dans l'enchaînement je repasse ce pas du bidoigt, et retombe en résistance avant le repos.

Le bi qui veut pas

Je n'arrive pas au repos en partant du sol, à quoi bon insister alors que je n'ai même pas enchaîné intrinsèquement la section de résistance qui suit ? Il fait frais, il n'y a pas à espérer de meilleures conditions, la famille en a marre et je peux les comprendre : hors de question de faire un jour de repos à tourner en rond dans le coin pour des essais le surlendemain ; quant à y retourner le lendemain, cela signifierait enchaîner 3 jours d'essais dans mon niveau presque maximal, à quoi bon ?

Je dois de toute façon monter au relais pour récupérer les dégaines. Je repars du repos et me surprends à enchaîner la deuxième section de résistance. Non, décidément, pas moyen de lâcher l'affaire après y avoir déjà consacré 3 séances, il faudra revenir demain.

4ème séance, 3ème jour de suite : je me sens relativement reposé si on tient compte du volume de grimpe des jours précédents. Mais le mouvement du bidoigt ne passe plus. Après le majeur, toujours strappé - ce qui pénalise en plus en matière d'adhérence - c'est l'index qui montre des signes dangereux d'abrasion. Je m'énerve, zippe dans le bidoigt. A l'essai suivant, j'atteins le point haut de la veille en "un peu mieux", dans la dernière relance avant le repos. Au 4ème essai, je tombe de nouveau au bidoigt. Au 5ème essai, je sens que le bidoigt ne va pas tenir, j'improvise une méthode en bois qui permet de franchir le pas mais au prix d'un effort démesuré et tombe épuisé quelques mouvements plus haut.

Dans le dur

Au 6ème essai, je franchis le pas du bidoigt et la première section dans la foulée. Me voici enfin au repos, pour avoir l'occasion de tester sa qualité dans l'enchaînement. Il est effectivement moyen. Le genou aide mais le mollet tremble rapidement sous l'effort à fournir sur le gros orteil en raison d'un mauvais appui. Il faut régulièrement retirer le genou pour délayer la jambe. Je repars en ayant repris mon souffle mais encore tremblant. Les mouvements s'enchaînent malgré tout, dans des cris caractéristiques de lutte acharnée. Le second bidoigt clé de la voie arrive. Le temps que je me dise que je ne le tiens pas bien, j'ai déjà franchi le pas et je quitte ce trou au profit d'une petite pince à arquer. Elle sert à remonter les pieds et à réarquer l'autre main, elle aussi sur une petite pince, afin de relancer. Mais alors que la fatigue paraissait contrôlable, soudainement les doigts ne répondent plus, impossible de réarquer la main gauche : la première phalange ne veut pas se retourner de convexe à concave. Je n'ai rien à perdre, je relance malgré tout la main droite et finis 10 mètres plus bas au fond du baudrier.

Le fameux essai

Dans l'essai j'ai steaké l'index dans le bidoigt du bas. J'ai réussi à faire abstraction mais il y a du sang sur la corde, dans les prises, j'étais anesthésié dans l'effort mais la douleur se réveille. Le soleil commence à affleurer sur la paroi orientée à l'ouest. Je suis lessivé. Mon sort est scellé, mais je dois encore remonter au relais pour récupérer les dégaines. Je fais d'abord un retour au sol, car je n'atteins plus la paroi avec le dévers et je suis beaucoup trop bas pour "pomper". Il faut aussi impérativement strapper l'index à son tour.

n°1 et n°2

Le local Dani Fuertes est sur place. Alors qu'il quitte le site avec l'arrivée du soleil, nous échangeons quelques mots, il me parle d'un coincement de genou au milieu de la première section. Intrigué, je ne peux m'empêcher de tester la chose. Comment ai-je pu rater cela ? Cela reste certes très difficile, mais ce genou offre un relâchement au milieu d'une section résistante, ce qui a un impact considérable dans ce type d'effort. Par la même occasion je teste la préhension du bidoigt avec les deux derniers doigts,  les deux qu'il reste puisque index et majeur sont hors d'usage. Contre toute attente, au prix d'une presque-entorse, cela pourrait marcher. Puisqu'il faut remonter au relais de toute façon, autant grimper pour de vrai. Et quitte à faire un essai, autant le rater en beauté, en prenant le temps de se reposer avant.

Il ne fait pas encore trop chaud grâce au vent, mais le soleil chauffe et éblouit toute la moitié haute qui est moins déversante. L'éclairage changé perturbe également les repères spaciaux. La situation est tellement ridicule qu'on ne prend pas la peine d'installer la caméra pour immortaliser la tentative, contrairement aux essais précédents. Pourtant le premier pas du bidoigt passe aisément. Le nouveau  coincement de genou n'est exploité que quelques secondes, juste le temps de secouer les deux mains, mais c'est suffisant pour me permettre de retenir un balan imprévu quelques mouvements plus loin, ce qui aurait été impossible sans cette décontraction. Me voilà déjà au repos. Suis-je plus frais qu'à l'essai précédent ? La fatigue de ce 7ème essai est-elle compensée par le bénéfice de ce nouveau genou salvateur ? Que dois-je faire pour réussir la suite alors que je pensais déjà avoir bien grimpé et tout donné dans l'essai précédent, et dans de meilleures conditions ombragées ? Dois-je m'arrêter davantage aux repos, ou au contraire moins longtemps ? Aller plus vite dans la grimpe - mais est-ce possible sans perdre gainage et précision - ? Ces questionnements parasites se chahutent. Il faut débrancher, seulement décider sur le moment, à l'instinct, s'il faut avancer ou stationner, tout donner ou en garder sous le pied pour les mouvements suivants. Je manque de tomber après le départ du repos alors que j'étais mieux passé la fois précédente. Je me ressaisis, il faut serrer les prises sans se poser de question, à vouloir m'économiser je risque de tomber prématurément par manque d'intention. J'atteins le dernier bidoigt, je ne sais pas s'il tient bien : les doigts bourrés et écrasés au bord du trou sont à moitié anesthésiés. J'engage tout de même le mouvement, je ne suis pas tombé. Encore deux mouvements et je me retrouve dans la position de la chute précédente. Ai-je réussi à économiser la fraction d'énergie qui me permettra de réarquer ? Comparé à la tentative précédente, la différence de sensation est minime. Je remonte les pieds, je me sens tiré en arrière mais je parviens à effectuer la relance. Le corps tourne insensiblement en rotation, il faut résister, puis encore déplacer 4 fois les pieds sur des grattons sans bouger les mains des deux pinces éloignées, les coudes remontant progressivement au-dessus des oreilles avec la fatigue. Encore deux mouvements de main avec l'énergie du désespoir et me voici dans le bac.

La suite ne sera pas une formalité mais inutile de s'y attarder.

C'est une croix comme une autre, un récit comme chaque grimpeur acharné pourrait l'écrire ou l'imaginer, quel que soit son niveau, du moment qu'il s'agit d'un itinéraire dans lequel il s'est pleinement investi sans garantie de succès. S'il n'y avait pas eu d'enchaînement et si j'avais dû me contenter de l'essai précédent, tombant à l'avant dernier mouvement, je ne peux pas dire que j'aurais été pleinement satisfait. Mais je n'aurais pas été déçu, car dans cette petite aventure, s'il y a eu des bas, à chaque séance il y a eu un petit progrès justifiant de persévérer. Sans le nouveau coincement de genou je n'aurais clairement pas réussi, j'étais trop entamé. D'une certaine manière j'ai donc mieux grimpé et été plus performant dans l'essai précédent que lors de l'enchaînement, et j'y ai atteint une hauteur sur laquelle je ne misais pas beaucoup, malgré l'expérience de très nombreuses années de pratique. D'un autre côté si j'avais été aussi certain que cela d'échouer, je n'aurais pas autant insisté... La limite entre l'acharnement et l'abandon est ténue, les cotations servent à évaluer grossièrement ce qui est jouable pour nous mais ce n'est pas une science exacte.

L'escalade est un sacré sport.