vendredi 1 octobre 2021

"Un hommage amer" à l'Aulp du seuil (1/2)

 C’est par un message de Philippe Mussatto sur sa page FB que tout a commencé. Il cherchait des volontaires pour l’accompagner rééquiper un relais étrangement disparu dans la descente en rappel de Titanic au Grand Manti, une de ses voies. Il s’agissait de trimballer le perfo sur la moitié de la voie environ pour y accéder. Tim s’est proposé, il était partant mais pas pour une moitié d’ascension, tout comme moi. Est donc venue l’idée qu’on se charge de la mission de rééquipement nous-mêmes, mais en montant jusqu’en haut.

Titanic n’était pas ma première intention mais j’ai saisi l’opportunité de pouvoir parcourir un itinéraire de ce type, long et difficile, avec du « caractère ». Ce n’est pas si facile de trouver des potes de cordée, il y a ceux qui ne sont pas intéressés par les grandes voies difficiles et engagées, ceux qui ne sont jamais dispo au bon moment, ceux qui ont déjà fait. Il y a ceux qui sont intéressés mais qu’on ne connaît pas, et avec qui il est difficile d’envisager ce qui peut s’apparenter à une vraie course en montagne (avec quelques risques objectifs en moins), sans le préalable de la bonne entente et du niveau de confiance réciproque requis. Enfin il y a ceux qui ne savaient pas – jusqu’à aujourd’hui – que je ne m’intéressais pas qu’aux voies d’une seule longueur.

Après avoir réorienté le projet initial vers une voie qui me tenait bien plus à cœur, nous voilà donc début juillet au pied de l’Aulp du seuil après 1h d’approche, pour gravir « un hommage amer » avec Tim : le grand manti attendra encore un peu. Avant même de connaître cette voie, j’avais repéré ce pilier avec sa face si esthétique depuis la vallée du Grésivaudan. Il est plus de 10h du matin, c’est tard pour se donner des chances d’enchaîner, mais il fallait trouver un compromis entre le temps disponible et la météo : compliqué de grimper au soleil sur cette face orientée est en plein été. Et puis il y a aussi ce retard de 45minutes pour retourner chercher le baudrier oublié… Le soleil nous accompagne sur les 3 premières longueurs, suffisamment pour laisser des traces sur le physique et sur la peau.

Qu’est-ce qu’on sait à propos de cette voie avant de s’y lancer ? D’après le blog de Philippe :

« 10 longueurs, 250m, 8a+ max, 7b obl , E3 F2, II »

« Une belle grande voie dure, sur un rocher typique chartreuse toujours très bon, compact et proposant suivant les profils surmontés une escalade variée. Des gros surplombs, des murs rési, des dalles hyper finaudes… On peut lui reprocher son "zigzagisme" mais le final juste à droite du sommet vaut vraiment le coup, ainsi que le passage du gros surplomb digne de Céüse ! »



Aucun doute sur la beauté de l’itinéraire. Mais il reste à confronter la subjectivité de l’auteur à la nôtre concernant les cotations et l’engagement… Le 7c+ annoncé en entrée est très raide, un toit qui paraît petit à l’échelle de la paroi mais présente autant d’avancée que de hauteur, qu’on parcourt de surcroît en diagonale pour aggraver le dévers parcouru. La tentative à vue et sans échauffement échoue très rapidement. C’est dur, compliqué, poussiéreux, aucune trace des verrous indiqués, en tout cas pas pour les mains. Il faut donc diablement forcer. Une grosse écaille bien inquiétante, qu'on prend sur les bords pour ne pas l'arracher mais sur laquelle on est obligé de se pendre, n'aide pas à se décrisper. Le ton est donné sur le référentiel des cotations, pour rappeler qu’on n’est pas en Espagne ou en Grèce, mais bien à proximité de la Chambotte et autres secteurs du coin pour lesquels on peut lire dans le dernier topo « attention, les cotations sont plutôt sévères comme souvent en Savoie ».

Au pied, le soleil arrive


L1 plafonnique

Cette mise en bouche confirme qu’une réussite de toutes les longueurs à la journée sans préalablement très bien connaître est un objectif particulièrement ambitieux – surtout vu l’heure de départ –. Je prends tout de même le temps de repérer les méthodes et de faire un essai dans la foulée. Chaleur, pas assez reposé, je tombe, insiste de nouveau pour finalement réussir au 2 ou 3ème essai. Pas très malin comme stratégie. Nous voici dans la 2ème longueur. Ambiance et engagement dès le premier point, dans un mur vertical à l’aplomb de l’assureur : les longueurs moins difficiles, 7a+ en l'occurrence, ne seront pas de tout repos. Je pense avoir déjà fait la cotation annoncée quand arrive un gros pas de bloc à la fin – avec un jeté en dalle pour ce qui me concerne – à partir de prises particulièrement mauvaises. Il faut arquer les doigts, et le gros orteil…

Depuis le relais de L1

Tim dans L2 en 7a++

La 3ème est de nouveau une longueur courte en toit en 7c+, deux blocages dynamiques et un réta physique compliqué. Les points sont assez proches mais restent trop éloignés pour s’en sortir sans grimper si on n’a pas de perche. Une pédale dans le dernier point clipé et un crochet à goutte d’eau – impossible à caler – n’y font rien. On peut donc parler de mouvement obligatoire à la limite supérieure du 7ème degré. Je jette sur ce qui ressemble le plus à une prise et chute plusieurs fois avant de la tenir et réussir à placer la dégaine suivante. Toujours aussi optimiste ou prétentieux, je redescends au relais pour un essai. L’heure tourne et je pars de nouveau sans me reposer suffisamment, j’explose au rétablissement. Tant pis, on continuera sans perspective d’enchaînement.

Le sac de hissage remonte la L3

La stratégie dans les longueurs suivantes consiste à grimper jusqu’à la chute, puis de poursuivre en travaillant rapidement les mouvements manquants. A ce jeu-là, les échecs se succèdent dans le 8a et le 8a+ qui suivent, malgré des montées assez haut mais non récompensées, et des efforts intenses qui épuisent. Entre les deux, un 7a+ dans lequel il manque une plaquette sur un goujon, justement avant le crux de la longueur. Le point précédent est bien 5 mètres plus bas en diagonale, et 8 mètres sous les pieds se présente une dalle inclinée en guise de très mauvaise réception en cas de chute. Je saisis le crochet au baudrier pour le placer sur une prise, au mieux j’arrive à l’équilibrer sur une écaille qui ne supporterait pas le poids de la chute, et de toute façon le crochet sautera de lui-même avec le mouvement de la corde en montant. Une vieille corde statique effilochée pend devant moi, après quelques tentatives sans protection dans le mouvement dur je renonce, à contrecœur je saisis la corde en priant qu’elle ne cède pas sous mon poids et je rejoins le relais. Sans cette corde, j'aurais cherché à cravater la tige avec une cordelette, ou nous serions redescendus...

Tim à la sortie du grand dévers en 8a (L5)

Il s’avère que cette corde salvatrice était en même temps la fautive. Elle était reliée à la plaquette manquante par une dégaine, le vent a fait vibrer l’ensemble, provoquant le desserrage et la chute de l’écrou puis de la plaquette. Les relais s’enchaînent, souvent inconfortables. Au-dessus de celui qui marque la fin du 8a+, constitué d’un seul point complété par un piton hasardeux trop décalés l’un de l’autre, un 7a+ très corsé et pauvre en équipement finit d’entamer le moral. Le second non plus n’a pas vraiment droit à la chute dans les traversées. Ce 7a+ a dû être mal-aimé par son concepteur, souffrant d’être un itinéraire de repli avec son crochet vers la gauche, après l’avortement d’un tracé plus direct mais trop difficile, d’où dépassent encore des tiges filetées. Cela étant l’escalade est magnifique, variée. On s’attend à serrer des croûtes et à pousser fort sur les jambes, mais l’escalade est complète, il faut aussi bloquer bien haut !

Au loin le Mont Blanc

Jusqu’ici les difficultés étaient plutôt raides. Les trois dernières longueurs deviennent dalleuses, mais avec des passages qui restent physiques à cause des cannelures verticales qui obligent à monter les pieds très haut et à forcer en opposition. Entamé, avec des crampes à force de grimper et de tirer le sac de hissage, j’attaque le 7c sans conviction mais sans pression non plus, je rate l’enchaînement de peu à une zipette près.
Dans le 7c (L9)

Voici le dernier 8a, un vague dièdre très ouvert et arrondi, plutôt une ondulation. Fatigué, je tétanise tantôt d’une main, tantôt d’un mollet, mais j’arrive toujours à effectuer des micro-récupérations pour grapiller un mouvement après l’autre. A un moment, désespéré, je jette mon pied sur une pente inclinée à la hauteur du visage, je rampe pour me rétablir. C’était la bonne méthode ! Encore quelques difficultés et mouvements obligatoires avant d’arriver incrédule au relais.
Vue sur le dernier 8a (L10)

La dernière longueur est annoncée 7c+, porté par la réussite précédente je parviens aussi à l’enchaîner, je la trouve presque plus abordable que le 7c deux longueurs plus bas. Même s’il reste encore à redescendre, à pied en suivant les sangles, ces sentiers perchés sur des vires inclinées entre les étages des parois, la pression retombe et on peut enfin savourer le magnifique paysage.

Dans les derniers mouvements de la voie (L11)


"Un hommage amer" à l'Aulp du seuil (2/2)

Forcément, l’enchaînement de la voie reste dans un coin de la tête. Mais quand et comment ? Il faudrait revenir rapidement avant d’avoir oublié les méthodes. Replacer les dégaines à la montée dans l’enchaînement ne rajoute-t-il pas trop de difficulté ? Quelles stratégies adoptent les habitués des grandes voies dures ? Mussatto témoigne de ses difficultés à l’époque, à échouer parce qu’il s’écoulait trop de temps entre chaque tentative, et de finir par venir la veille de la disponibilité de son compagnon de cordée pour réviser la voie sur cordes statiques depuis le haut. Quelle galère ! En grande voie les aspects logistiques sont un facteur de réussite ou d’échec encore plus marqué qu’en falaise. Ce n’est pas la même chose d’avoir l’opportunité de passer plusieurs semaines à travailler une seule voie en ne se souciant que de son nombril – et un peu de la météo –, que d’avoir des occasions ponctuelles espacées et pas optimales à tout point de vue.

Le profil du pilier

Les jours s’écoulent et les souvenirs s’estompent. J’aurais dû prendre des notes dans la foulée, mais à quoi bon : les rares fois où j’ai tenté, elles n’avaient plus aucun sens quand je les reprenais, les images mentales qui comptent le plus avaient disparu. Et puis se souvenir précisément des prises clés et surtout des séquences gestuelles dans au moins 5 longueurs dures dans lesquelles on n’a effectué qu’une seule montée c’est mission  quasi  impossible, tout comme se souvenir de l’emplacement millimétrique des petits pieds qui auront été lavés par la pluie.

Le temps qui passe sur les méthodes en escalade, cela fait le même effet que quand on regarde un tableau de près avec force de détails, et que petit à petit on laisserait la vue se brouiller. On perd les contours, ils sont de moins en moins précis, il ne reste que des formes grossières et des pâtés de couleur. Plus le dessin d’origine est complexe plus il n’en reste rapidement qu’une bouillie informe.

Fin septembre, presque 3 mois sont déjà écoulés. L’occasion se représente, avec Baptiste cette fois. Les journées ont bien raccourci mais il fait également moins chaud. Quelques résurgences sont à craindre mais les passages concernés sont finalement en meilleure condition que la fois précédente. Les souvenirs ne sont pas encore cette bouillie informe mais les détails se sont déjà bien estompés. Je n’ai pas fait d’exercice de mémorisation de manière régulière pour les imprimer dans la durée. Evidemment j'ai en tête où sont les sections dures, globalement à quoi ressemblent les mouvements difficiles, mais c’est ce globalement qui pose problème, beaucoup trop vague pour qu’on puisse parler d’ascension « après travail ». Pire, y être déjà allé peut donner une fausse impression de confort ; quand on ne se souvient à peu près que du crux, on oublie les autres mouvements retors et on peut se retrouver en plus mauvaise posture que la première fois par manque de concentration ou d’engagement, à se la jouer « j’y vais en mode détendu pour économiser des cartouches ».

Les sections que je crains le plus sont celles déjà réussies à vue. Même si elles sont logiquement moins difficiles – au moins pour moi –, notamment les trois dernières longueurs en 7c, 8a et 7c+, je n’en ai presque aucun souvenir, si ce n’est de m’être mis des combats mémorables. Il m’apparaît peu probable de réitérer les mêmes prouesses, à moins d’être en meilleure forme que la fois précédente, mais ce n’est pas le cas.

En effet le lever est difficile malgré un réveil de nouveau trop tardif au vu du programme. Mais la météo indiquait encore des précipitations à l’aube, et sans ma dose de sommeil je n’avais aucune chance. Il faudra faire avec. On attaque les hostilités à 9h30. Baptiste, en fidèle soldat, prend le parti de me laisser grimper en tête, même si j’aurais pu me satisfaire d’un enchaînement en second de certaines longueurs. La première, le toit en 7c+, est préalablement repérée en guise d’échauffement. Sage décision : c’est toujours aussi dur. Et le soleil tape étonnamment aussi fort que la fois précédente. Elle passe au premier essai, proprement mais sans la marge que j’aurais souhaité pour aborder la suite sereinement : les lactates montent assez vite et redescendent lentement. Dans le 7a+ qui suit, je ne suis pas très serein dans le pas de bloc, une zipette peut vite arriver, je serre excessivement les prises, ce qui coûte de l’énergie. Je ne suis pas très bien dans mon escalade. Mais suis-je réellement moins bien que la fois précédente, peut-être idéalisée avec le recul ? Quelle est la part de l’état de forme et de l’enjeu de l’enchaînement dans ces sensations ?

Arrivée au pas de bloc du 7a++ (L2)

La troisième longueur en 7c+ est tellement bloc que je ne la tente pas du tout en mode « à vue Alzheimer ». Réta trop compliqué, clippage au milieu du crux trop éprouvant sans la dégaine en place… Nouvelle réussite au premier essai, grâce à une escalade précise et efficace, mais pas grâce à un état de forme transcendant. Le brouillard nous enveloppe à présent, on a vite remis les polaires. Les conditions de grimpe sont meilleures mais l’ambiance devient austère et la face encore plus intimidante juste avant d’aborder la longueur la plus impressionnante de la voie. On traverse à droite sous la baume pour en rejoindre le pied. C’est un magnifique 8a, d’abord un gros dévers avec des alvéoles puis un mur légèrement déversant qui devient vertical, où sont les plus grandes difficultés avec des trous naturels improbables. Passé le dévers, l’assureur ne voit plus le grimpeur, situation particulièrement inconfortable pour les deux.

Le dévers du 8a (L4) sur le fil à droite

La longueur doit faire 25m mais en paraît 10 de plus. A ce propos j’ai amené une corde à simple assez longue pour pouvoir redescendre en moulinette jusqu’au relais après avoir travaillé les longueurs. Beaucoup trop longue : 100 mètres ! Alors que 70 auraient suffi. Que de temps à ravaler la corde et à stocker des boucles qui s’emmêlent, gênant le second pour grimper et l’assureur pour assurer – en l’occurrence la même personne à chaque fois… Malgré le temps qui passe et la fatigue qui s’accumule, je remets en place la routine de la montée de pré-travail. Je commence à me dire que la première visite en juillet n’a pas servi, je n’ai pas l’impression de gagner beaucoup de temps dans les repérages. En tout cas, tant que je réussis au premier essai dans la foulée, c’est une stratégie qui peut s’avérer gagnante pour arriver avant la nuit au somment ; à condition d’avoir assez de ressources, car ces montées de travail sont loin d’être gratuites du point de vue énergétique.

La première fois ce 8a m’avait paru largement aussi difficile que le 8a+ plus haut, notamment à cause d’un mouvement en dalle un peu morpho, où pour quelques centimètre manquants par rapport à l’ouvreur, je dois poser le pied sur une pente au lieu d’être calé dans un gros trou. Le début est moins mouillé que la fois précédente mais toujours aussi physique, j’y retrouve de gros coincements de genou dans d’immenses alvéoles ovales, j’avais déjà oublié que c’est cet endroit qui avait eu raison de mon précédent pantalon de grimpe. Je passe du temps à réviser les méthodes, je sais que c’est une façon de reculer devant l’obstacle, dans une longueur où il y a beaucoup de mouvements qu’on ne peut pas assurer à 100% : des petits dynamiques où il ne faut pas rater la prise de réception, et bien sûr des mauvais pieds dans la thématique de la face, plats, naturellement poussiéreux, et pas meilleurs quand on les brosse parce qu’ils jaunissent.

Je redescends. Cette fois il faut y aller pour un vrai essai. Baptiste m’encourage, c’est aussi pour s’en donner à lui, frigorifié dans le brouillard et sous les gouttes des résurgences. Je dois me réchauffer les extrémités avant de partir, à peine deux minutes de pause après être descendu me voilà reparti. Je maîtrise à peu près les mouvements mais je n’ai pas idée de l’état dans lequel je serai avec le cumul de fatigue. Le genou offre une bonne décontraction, s’en suit un premier mouvement dynamique depuis un bidoigt fuyant pour arriver à une seconde décontraction qui s’avère moins récupératrice qu’attendu, avec des verticales et des pieds désaxés. Faut-il insister dans cette position ou repartir tout de suite ? J’avance, me voici dans la section critique un peu morpho. Je commets une petite erreur en déplaçant les pieds avant les mains, me repositionner coûte de l’énergie, je dois avancer, le pied gauche sur la pente, je suis trop en arrière, je sens qu’il ne tient pas, je ne peux pas le charger correctement, ce qui oblige à jeter l’autre pied de manière incertaine sur le gratton suivant au lieu de le poser précisément. J’ai deux inversées, un pied droit mal placé sur ce gratton pied droit assez haut, le pied gauche plus bas sur la pente. Je dois me redresser pour atteindre un bidoigt main gauche. Un mouvement facile en temps normal, mais qui paraît extrême à ce moment-là, par le cumul de la fatigue et de la succession de petites erreurs qui ajoutent des millimètres de décalage sur des prises qui n’en font pas beaucoup. En poussant pour me relever, le pied gauche glisse, je me vois déjà pendu dans le baudrier, je pousse un petit cri de frayeur, mais la glissade s’arrête quelques centimètres plus bas, je ne sais pas sur quoi, peu importe je ne peux pas voir mes pieds, je continue à pousser encore plus fort sur le pied droit pour compenser, lui aussi est mal positionné et je crispe le gros orteil, j’ai envie de jeter sur la prise de réception mais il ne faut pas, c’est un petit trou où il faut arriver précisément et donc doucement. Dans un râle d’effort je parviens à ce bidoigt, les mollets tremblent, il faut rester lucide sur les 3 mouvements qui suivent avant d’atteindre une position de décontraction. Encore un pas délicat en traversée et le relais est atteint. Cette zipette est le premier avertissement sérieux de la journée. Au relais je découvre un ongle décollé qui saigne, c’est douloureux et un peu pénalisant pour la suite, dans l’effort je ne m’en étais même pas aperçu.

Baptiste après le crux du 8a (L4)

Le 7a+ qui suit est celui où il manque une plaquette. Je grimpe avec le nécessaire au baudrier, la position n’est pas très confortable mais permet tout de même de replacer et serrer l’écrou sur une nouvelle plaquette sans gaspiller un essai. Cela reste moins difficile que d’équiper du bas et de percer un trou avec le perforateur à bout de bras tout en grimpant. On en profite pour nettoyer la paroi des fatras de vieilles cordes qui y pendent ici et là depuis des années, franchement dégueulasse. A qui sont-elles ? Pour quel usage ? On n’a pas d’autre choix que de les jeter en bas après les avoir détachées, malheureusement la suite ne nous donnera pas le temps de retourner les chercher au pied cette fois-ci.

Sac de noeuds

Voici le 8a+, la plus dure sur le papier, mais d’une difficulté comparable au 8a précédent. La plus dure, et pourtant je commence à la grimper comme pour l’enchaîner. Baptiste m’encourage, je me laisse porter et me mets une grosse cartouche avant de lâcher prise. C’est idiot, je savais que je n’avais que peu de chances et pourtant j’ai essayé. Par péché d’orgueil peut-être, pour me prouver que je n’étais pas moins en forme qu’à la première tentative, en essayant d’atteindre au moins la même hauteur que la première fois à vue ? Dans l’essai qui suit je reçois le second avertissement sérieux de la journée. Le crux, de nouveau avec des pieds précaires qui sanctionnent immédiatement d’une zipette les prémices de la fatigue, se situe après une section résistante et un mousquetonnage délicat, d’autant plus que la dégaine s’est retournée en tirant la corde, la seule de la longueur qu’il ne fallait pas… Ce clippage m’use beaucoup, j’essaye de me repositionner pour délayer un coup mais je ne peux pas, il faut avancer. Je remonte les pieds, je serre les mains autant que je peux pour ne pas appuyer trop fort sur ces pentes glissantes, je lance en épaule, je réarque la prise, petit moment de panique parce que je n’arrive pas à ramener un pied comme prévu, improvisation salvatrice et me voici dans le bac. Il faut encore gérer la fin de la longueur, moins dure mais engagée, et avec des prises de pied peu compatibles avec des mollets qui tremblent, sans parler des bras qui se plient tous seuls à cause de crampes à l’extérieur des coudes.

7a++ (L8)

De manière comptable, plus de la moitié des difficultés sont passées, incluant les longueurs les plus physiques. Mais ici comme au marathon, les 10 derniers kms sont plus difficiles que les 30 premiers (que les 32.195 pour les puristes). Le 7a+ suivant est toujours aussi engagé et toujours aussi difficile. Contrairement à la première visite dans la voie, il n’y a pas de regain d’énergie dans les dernières longueurs, de capacité de récupération dans les mouvements de grimpe. Non, cette fois, plus je grimpe, plus je suis fatigué. Surprenant, non ? Au point que je n’ai pas du tout l’impression d’avoir récupéré pendant le temps de grimpe de Baptiste. Il doit sentir mon état de fatigue évoluer, car il s’inquiète de l’horaire. Pourtant il est « seulement » un peu plus de 17h, il fait nuit vers 19h30 et il ne reste que les 3 longueurs que j’avais enchaînées à vue à peu de choses près : le 7c, le 8a et le 7c+, les deux dernières étant moins sévères dans le niveau que leurs homologues plus bas. Cela devrait donc être largement suffisant, mais à condition de ne pas toutes les réviser : pas le temps ni l’énergie. Je tente donc sans repérage le 7c où j’avais zippé. Dans le début je me débrouille mieux que la fois précédente, mais pas à la fin. La chute n’est vraiment pas loin à plusieurs reprises juste sous le relais, fatigue, déchiffrage compliqué, de nouveau des pieds précaires, et des écailles de main qu’il faut serrer fort mais en même temps avec légèreté par crainte de les arracher.

L9 (7c)

A ce propos, si la voie est magnifique par son esthétique, sa variété, sa difficulté, la qualité du rocher, elle n’en reste pas moins un objet fragile. Certaines petites écailles ont été renforcées à l’ouverture par une fine bande de résine, mais pas toutes, sans parler du vieillissement du renforcement lui-même. Difficile d’envisager un travail de consolidation (je ne parle pas de gros œuvre, hein, qui me connaît comprendra) devant l’investissement que cela représente, à défaut je passe le message aux futurs grimpeurs d’être particulièrement délicats, au risque de transformer des longueurs abordables en passages quasi impossibles.

Nous voilà donc au pied du 8a. La lutte a été telle dans le 7c qui précède, et avec des erreurs dans les méthodes, que je n’envisage pas de le tenter sans révision, tant pis pour l’heure. Il y a trop d’enjeu ce coup-ci pour grimper sereinement, et surtout, je suis atteint d’un mal plus grave encore que la fatigue : je n’ai plus envie de grimper. Je ne tiens que grâce à l’idée que l’échec serait insupportable à ce stade, surtout dans des longueurs déjà réussies auparavant. Méthodiquement je retravaille les mouvements, de nouveau sans repos je repars en tête dans la foulée, et à ma grande surprise, j’enchaîne presque avec facilité.

8a (L10)

Dernière longueur, un petit 7c+, la lumière décroît, je crains qu’il devienne difficile de repérer les prises. Je n’ai pas le temps d’une montée de travail, je dois enchaîner directement, et si j’échoue on verra bien. Je mets une frontale dans la poche au cas où, mais il ne me vient pas à l’esprit qu’elle pourra réellement me servir, sinon je l’aurais positionnée directement sur le casque. Ou alors s’agit-il juste d’un manque de lucidité ? De mémoire la longueur n’est pas si difficile, presque plus facile que le 7c deux longueurs plus bas. De mémoire toujours, la difficulté est plutôt concentrée dans le début, dans le style des précédentes, puis un passage physique pour franchir un surplomb, impressionnant mais pas si difficile, et une fin plus conviviale sur une dalle inclinée avec des cannelures XXL.

Le début passe relativement sans encombre, mon état physique n’autorise pas d’erreurs, si je reste quelques secondes de trop sur une prise les doigts se déplient et la chute est assurée. Sous le surplomb il fait déjà sombre, heureusement j’arrive à me caler pour installer la frontale. Il faut traverser 2 mètres à droite, dans mon souvenir ce n’était pas difficile mais je ne trouve pas la solution. Des pieds à plat, des inversées mauvaises ou branlantes sous le toit. Je finis par me décider à tirer sur des cubes en inversée, à ce stade je préfère prendre le risque de tomber en les arrachant, que de tomber de manière certaine en utilisant une prise solide mais que je n’ai plus la force de tenir. Je suis mal placé, je ne peux pas revenir en arrière. Loin à droite, il y a une grosse prise sous le dévers, mais je ne trouve rien entre. Je veux déplacer les pieds mais je n’y vois rien, les appuis ne sont pas francs. Je refuse de tomber en glissant des pieds et décide de me jeter sur la prise à deux mains. Les jambes traînent derrière et je serre tout ce que je peux pour ne pas être entraîné par leur inertie. Je peux reprendre mes esprits. Je passe du temps à tenter de récupérer des forces mais c’est inutile, j’ai l’impression qu’une heure de pause n’aurait d’autre effet que de me frigorifier sans rien changer à mes capacités musculaires.

Il faut repartir : le franchissement du surplomb, effectivement ce n’était pas si difficile. La frontale éclaire les quelques mètres raides restants avant la dalle couchée. C’est le grand vide dans ma tête. Je visualise à peu près les deux derniers mouvements pour rejoindre la dalle, mais entre ma position et ces mouvements il reste plusieurs mètres que j’ai complètement oubliés. J’ai une bonne verticale en main et un pied pas trop mauvais mais la position désaxée ne permet pas de changer de pied dans la prise. Résultat, je tétanise du mollet gauche, côté critique pour le mouvement qui suit. J’essaye de m’étirer jusqu’à ce qui ressemble à une prise plus haut, mais c’est un rebord arrondi, trop mauvais. Il faut aller encore plus haut, et donc monter les pieds, s’engager dans un mouvement sans retour, c’est-à-dire que s’il n’y a pas de prise à l’arrivée, c’est cuit, dans le baudrier. A plusieurs reprises j’essaye de monter le pied gauche très haut sur des pentes obliques avec les mains en opposition dans des verticales, dans ce mouvement caractéristique qu’on retrouve souvent dans cette voie. Mais je refuse de m’engager, je sens que mon pied va glisser ou que le corps va tourner. Est-ce l’effet du manque de lumière, de la fatigue, ou parce que ce n’est pas la bonne position ? Je finis par trouver un pied intermédiaire un peu moins haut, moins de déséquilibre mais moins d’amplitude aussi. J’atteins un rebord de prise à bout de doigts, j’y ai juste le bout de l’index et du majeur, je ramène l’autre main à côté, les doigts tétanisent à tour de rôle, je dois avancer mais je ne peux pas, je dois arriver à récupérer, j’essaye de coincer les doigts, d’utiliser les pouces. Je dois repartir parce que le mollet reprend sa tremblante, je gravis un mètre de plus, enfin une vraie prise pour se refaire. Les derniers mouvements caractéristiques avant la dalle sont là, il faut de nouveau s’engager sans retour possible, mais cette fois je suis déterminé pace que je sais ce qu’il faut faire. Voilà la dalle. Un mur dans le 6b qui se gravirait presque sans les mains en temps normal, mais je ne trouve pas les prises, l’éclairage ne permet pas de voir le relief des bossettes salvatrices. Je m’égare trop à droite, force pour retraverser à gauche trop haut au lieu de redescendre un peu. Dernier mouvement de la voie, je m'en souviens parce qu'il est original, j’avais mis un talon gauche derrière une cannelure pour coiffer le sommet, mais là c’est hors de question, le genou est blessé depuis quelques semaines et n’autorise pas cette gestuelle. Je suis condamné à remonter les pieds à plat et je jette en haut en serrant tout ce que je peux au cas où la prise serait mauvaise. C’est un plat, mais il est adhérent. Je me rétablis, il est plus de 20h, plus de 30 minutes qu’il fait nuit, je ne sais pas combien de temps j’ai passé dans cette dernière longueur, au moins 45 minutes. Baptiste me rejoint, il me demande ce que j’aurais fait si j’étais tombé dans cette dernière longueur. J’aurais probablement réessayé, mais même en la révisant, à la frontale et épuisé je n’aurais probablement pas réussi.

Trop tard pour admirer le paysage depuis le sommet

Dernier ressaut pour rejoindre le sentier

Bilan de la journée : voie de 10 longueurs + 1 traversée facile (L4) : 3x7a+, 1x7c, 3x7c+, 2x8a, 1x8a+. Les 5 longueurs les plus difficiles ont été grimpées deux fois : montée de travail et enchaînement dans la foulée. Soit un total de 15 longueurs : 2x8a+, 4x8a, 5x7c+, 1x7c et 3x7a+.  Ces chiffres ne sont pas importants dans l’absolu. Ce qui compte c’est ce que cela représente par rapport à nos capacités propres. Une telle voie est excessivement ambitieuse pour un grimpeur de 8b, beaucoup moins pour un grimpeur de 9b. Dans mon état de forme du moment et dans le contexte de souvenirs très partiels des méthodes, cette voie était vraiment à ma limite, et c’est ça qui rend le truc palpitant, de ne pas savoir si on va réussir, mais en même temps de savoir que ce n’est pas le hasard qui en décide, que c’est dans la tête que ça se joue.

Un grand merci aux copains de m’avoir accompagné, ils ont leur part dans la réussite !